« Visiona » (1968-1971) Troisième partie

un article de Laurent Courau

05. Visiona 1 (1969) : Joe Colombo
06. Visiona 2 (1970) : Verner Panton
07. Visiona 3 (1971) : Olivier Mourgue
08. Années 1970, la fin de la récréation

« Visiona » (1968-1971) Troisième partie Joe Colombo dans le fauteuil Elda conçu en 1963. © DR

Visiona 1 (1969) : Joe Colombo

La réussite de la première exposition Visiona ouvre la voie à une seconde édition, dès l'année suivante. Cette fois-ci, la firme Bayer AG invite Joe Colombo (1930-1971), grande figure emblématique du design industriel italien.

Formé à l'Académie des beaux-arts de Brera et à l'École polytechnique de Milan, Joe Colombo débute sa carrière comme peintre et sculpteur en 1951 au sein du Movimento Nucleare, fondé par le pataphysicien Enrico Bajavant, avant de rejoindre brièvement les artistes abstraits de la revue française Art concret. Mais c’est en 1959 que sa vie bifurque et que naît sa véritable vocation, lorsqu’il se voit contraint de prendre la direction de l'entreprise familiale de fabrication d'appareils électriques, suite au décès de son père.

 

Une situation inattendue qui marque le début de son parcours dans le design. En 1962, Joe Colombo ouvre son propre bureau d’architecture et de design d’intérieur. Il s’y distingue rapidement par une approche avant-gardiste, ainsi que par sa capacité à agréger fonctionnalité et esthétique futuriste. Parmi ses créations les plus célèbres, on note la chaise Universale (1965) moulée par injection [ABS], qui révolutionne la production de mobilier. Le Boby Trolley (1970), un module de rangement polyvalent sur roulettes, constitue un autre exemple de son génie révolutionnaire, ains que de sa volonté d’un mobilier moderne et démocratique.

Le Boby Trolley de Joe Colombo. © DR
Le Boby Trolley de Joe Colombo. © DR

Plus qu’une affaire de style, Colombo revendique le design comme une réponse aux besoins pratiques des utilisateurs et anticipe par la même occasion les modes de vie des décennies à venir. Il privilégie des éléments modulaires et flexibles, qui permettent aux objets de s'adapter à différents contextes. À partir de la fin des années 1960, le Milanais se consacre plus particulièrement à la création de « cellules d'habitation » complètes. À l’instar du Rotoliving qui comprend tout ce qui peut s’avérer nécessaire à la vie urbaine moderne : une horloge, une télévision, une table pour le repas, sinon une table basse avec un bar et des rangements.

Le Rotoliving de Joe Colombo, « cellule d'habitation » complète. © DR
Le Rotoliving de Joe Colombo, « cellule d'habitation » complète. © DR

Lors de la Visiona 1, Joe Colombo fait sensation avec ses modules de mobilier aussi complexes que multi-fonctionnels, en avance sur leur temps et qui semblent tout droit téléportés d’une nouvelle ère spatiale. Télévisions encastrées dans les plafonds, cloisons pivotantes avec mini-bars intégrés, le créateur milanais y présente des emménagements intérieurs qui ne dépareraient pas dans la série Star Trek, diffusée à la télévision depuis 1966, ou la série de longs-métrages, alors très en vogue, qui mettent en scène James Bond, le fameux agent 007. Encore une fois, le succès est au rendez-vous et l’évènement déchaîne l’enthousiasme des foules.

Visiona 2 (1970) : Verner Panton

Visiona 2 n’en demeure pas moins l’édition la plus célèbre de cette série d’évènements. Déjà réputé pour ses créations audacieuses et fort du succès de Visiona 0, Verner Panton se décide pour cette occasion à proposer une expérience sensorielle inédite. Il utilise les matériaux plastiques fournis par Bayer AG pour concevoir un environnement organique et fluide qui abolit les frontières conventionnelles de l'architecture d'intérieur. L'exposition se compose ainsi de différentes salles thématiques, pensées pour stimuler les sens et provoquer un éventail de réactions émotionnelles ; une approche radicalement nouvelle pour l'époque.

« Visiona 2 », Verner Panton (1970) © DR
« Visiona 2 », Verner Panton (1970) © DR

Parmi ces installations mémorables, le public fait l’expérience de la Fantasy Landscape, dont les murs, le sol et le plafond se fondent en une seule entité organique. Cette « grotte vivante » composée de modules de mousse aux formes ondulées et aux couleurs saturées permet aux visiteurs de s'asseoir, sinon de s'allonger en se laissant aller dans une atmosphère rien moins que psychédélique. Panton profite de cette occasion pour expérimenter avec des ambiances sonores et lumineuses inédites, au moyen de bandes-sons atmosphériques, de jeux de lumières colorés et d’effets de projection qui renforce encore la sensation d’immersion sensorielle.

« Visiona 2 », Verner Panton (1970) © DR
« Visiona 2 », Verner Panton (1970) © DR

Mais Visiona 2 ne constitue pas seulement une démonstration technique. Il s’agit bien là d’une véritable déclaration d’intention conceptuelle et artistique. Le designer danois cherche ici à repousser les limites du design d'intérieur, jusqu’à tenter d’imaginer la façon dont les humains pourraient interagir de manière plus ludique et plus intuitive avec leur environnement, quitte à bouleverser notre rapport au réel. Ces créations et la mise en scène de Verner Panton font littéralement date et restent encore aujourd’hui considérées non seulement comme le sommet de sa vision créative, mais aussi comme l’une des installations artistiques majeures de la seconde moitié du XXe siècle.

Visiona 3 (1971) : Olivier Mourgue

Après Verner Panton et Joe Colombo, c’est au tour du créateur français Olivier Mourgue (1939) d’intervenir lors de la quatrième édition de Visiona.

Formé à l'École Boulle et à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, Mourgue s’est imposé comme une figure novatrice du design, alliant esthétique, modernité et fonctionnalité. Il exerce d’abord en Finlande, puis en Suède, sous la houlette de Maurice Holland dans les rangs de la Nordiska Kompaniet de Stockholm. Sa renommée internationale explose en 1965 avec la collection de mobilier « Djinn », conçue pour la société Airborne International, l’une des entreprises de design les plus célèbres et influentes de l'époque moderne. Des sièges bas, aux lignes douces, fluides et organiques, qui incarnent l'optimisme et le goût pour l’expérimentation es années 1960.

Nommée d’après les créatures surnaturelles de la mythologie arabique préislamique, ces pièces anthropomorphiques représentent une nouvelle direction dans le domaine du mobilier sculptural. L’ensemble reflète aussi le penchant de Mourgue pour les matériaux souples, avec pour objectif de créer une interaction intime entre l’utilisateur et l’objet. Son élément le plus connu reste la chaise Djinn, célèbre pour son apparition comme pièce maîtresse du mobilier du film 2001 : l’Odyssée de l’Espace (1968) de Stanley Kubrick, où elle incarne l’idée d’un futur utopique et technologique. Une visibilité rare qui catapulte Olivier Mourgue au rang de designer de renommée mondiale.

2001 : l’Odyssée de l’Espace (1968) © MGM
2001 : l’Odyssée de l’Espace (1968) © MGM

Lors de l’évènement Visiona 3, Olivier Mourgue présente un concept de design intérieur inspiré de la nature. Une scénographie où les tissus et les tapis recréent un paysage d’herbe et de rivières, au sein duquel la technologie domestique, notamment les appareillages électriques, demeure invisible en proposant des espaces de détente et de repos accueillants, relaxants et aux formes organiques. Au centre de la vision du designer français, on retrouve le concept écologique et fondateur d’une harmonie qui prédomine à la fois entre les individus, mais aussi entre les êtres humains et la nature dont ils sont issus.

Bouloum Lounge Chairs, par Olivier Mourgue © DR
Bouloum Lounge Chairs, par Olivier Mourgue © DR

Années 1970, la fin de la récréation

Les années 1960 ont été marquées par une créativité nouvelle et des espoirs de transformation sociale, voire d’un changement de civilisation. Une énergie que l’on retrouve au fil des quatre éditions de Visiona. Les hippies, la contre-culture et les mouvements de droits civiques cherchaient à créer une société plus égalitaire, pacifique et connectée à la nature. En contrepoint, les années 1970 voient le déclin de ces utopies, dans un contexte international de crises économiques et politiques. Le choc pétrolier de 1973, à l'origine d’un ralentissement de la croissance mondiale et d'une forte hausse du chômage, suivi par le scandale du Watergate en 1974 aux États-Unis, déclenchent comme une désillusion générale et entraînent un cynisme croissant.

Une atmosphère plus sombre s'installe. Cette même année 1974, l’exposition Visiona change de ville et s’ouvre à Francfort dans le cadre du salon Heimtextil, consacré aux textiles pour la maison et les espaces tertiaires. La direction de Bayer AG profite de cette relocalisation pour tourner le dos aux projections futuristes de ses précédentes éditions, en se concentrant sur le business et le marketing. L’exposition présente les textiles et les matériaux issus des usines de la firme sous la direction artistique plus conventionnelle du designer de textile américain Jack Lenor Larsen, réputé pour ses tissus et ses papiers-peints, ainsi que ses collaborations avec la Pan American Airlines.

Jack Lenor Larsen © DR
Jack Lenor Larsen © DR

Il faudra attendre l’année 1980 pour que se tienne une dernière édition, la Visiona 5, conçue par l'architecte italien Paolo Nestler. N’incorporant quasiment plus d'éléments d'ameublement intérieur, l’évènement s’est métamorphosé pour finalement devenir un simple support de promotion des dernières innovations de Bayer AG. Un retour vers le réel qui ne manque pas de faire écho à l’esprit du temps, le célèbre Zeitgeist des philosophes allemands du XIXe siècle. La notion selon laquelle les pensées et les actions des humains dépendent de leur environnement social, selon le lieu et le temps, comme il en va ici pour le cas du design. 

Avec l'élection de Margaret Thatcher en 1979, puis de Ronald Reagan en 1980, une nouvelle ère s’est ouverte en Occident, marquée par un matérialisme exacerbé, une quête constante de profit et une culture de consommation encore accrue. L'accent sera désormais mis sur l'individualisme et la réussite financière. Wall Street et ses hordes de traders s’apprêtent à déferler sur le monde. De la cosmogonie lyrique de 2001 : l’Odyssée de l’Espace (1968), nos sociétés ont basculé en l’espace de quelques années vers les visions dystopiques du film Blade Runner (1982) de Ridley Scott.

Blade Runner, un film de Ridley Scott © Warner Bros.
Blade Runner, un film de Ridley Scott © Warner Bros.

Un tournant dont les parcours individuels de nos trois créateurs se font quelque part l’écho. La carrière de Joe Colombo est tragiquement interrompue par sa mort prématurée en 1971. Verner Panton se retire l’année suivante dans la campagne suisse, où il continuera d’exercer depuis le canton de Bâle jusqu’à son décès en 1998. En 1976, Olivier Mourgue choisit de quitter Paris pour s’établir en Bretagne et se rapprocher d’une nature qu’il n’a cessé de célébrer dans son travail. Nommé professeur à l’École des beaux-arts de Brest, il y enseignera jusqu'à son départ en retraite en 2012.

Malgré les changements de paradigmes à l’œuvre dans nos sociétés, l’impact du design des années 1960 n’en restera pas moins important sur la création des années qui vont suivre. En privilégiant la liberté, l’expérimentation et la modularité, ces esthétiques et les concepts qui les sous-tendent ont transformé la manière dont nous envisageons nos espaces de vie. Des oeuvres aussi emblématiques que la collection Djinn d'Olivier Mourgue, le mobilier modulaire de Joe Colombo ou les environnements immersifs de Verner Panton continueront encore longtemps d’inspirer les créateurs des générations futures.

Au même titre, la série des quatre premières expositions Visiona, organisées entre 1968 et 1971, restera à jamais incontournable, unique et mémorable. Comme une forme d'« accident industriel » jouissif, où le monde des affaires se sera temporairement effacé pour faire place à une imagination futuriste, prospective et quelque part délirante. Et l’expérience Visiona restera ainsi à jamais gravée dans l’histoire du design comme un sommet de la créativité et de l’esprit d’innovation à l’oeuvre durant la seconde moitié du XXe siècle.

« Visiona 2 », Verner Panton © DR
« Visiona 2 », Verner Panton © DR

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