Visiona (1968-1971) Première partie
un article de Laurent Courau
01. Visiona, le miroir d’une époque charnière
02. Plastiques synthétiques et modernité
Visiona, le miroir d’une époque charnière
Janvier 1968, l’aube d’une année « révolutionnaire » qui va secouer la planète toute entière. La très sérieuse firme allemande Bayer AG a décidé d’affréter un paquebot sur les rives du Rhin afin de le transformer en show-room éphémère lors de la Foire internationale du mobilier de Cologne. Le grand salon professionnel de résonance internationale, établi en 1949 dans l’immédiat après-guerre, où les visiteurs se pressent chaque année pour y découvrir les dernières tendances et nouveautés en matière de mobilier et d'ameublement, d'architecture d'intérieur, d'aménagement de l'espace et de design.
L’occasion pour ce poids lourd des industries chimiques et pharmaceutiques de faire la promotion des plus récentes innovations de ses laboratoires en matière de fibres artificielles et de plastique. Un domaine où ceux-ci excellent depuis leur synthèse du polyuréthane en 1937, puis du polycarbonate en 1953. À cet effet, les experts en marketing de Bayer AG prennent le parti de s’entourer d’artistes et de créateurs de renom, mandatés pour mettre en valeur les produits de l’entreprise dans l’esprit « pop » en vogue depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Sans imaginer que ceux-ci vont abuser avec enthousiasme de la liberté artistique qui leur est allouée.
Pour cette première édition, le soin d’ouvrir le bal est confié au designer danois Verner Panton, déjà acclamé pour ses Flying Chairs quelques années plus tôt à Cologne. L’évènement est initialement intitulé « Dralon », du nom d’une fibre acrylique que produit l’entreprise à destination du mobilier de jardin et des aménagements extérieurs. Bien inspiré, Panton suggère de le rebaptiser « Visiona », en prenant le soin de reléguer les produits chimiques de l’entreprise à l’arrière-plan d’une scénographie aussi innovante qu’inattendue qui fait la part belle au psychédélisme. D’emblée, l’exposition est un succès, attirant un large public et garantissant à son commanditaire un important retentissement médiatique.
Ce premier triomphe convainc la direction de Bayer AG de laisser libre cours à l’imagination des créateurs qu’elle engage. En 1969, c’est ainsi au tour du designer milanais Joe Colombo de succéder à Verner Panton pour une seconde édition : « Visiona 1 ». L’Italien y déploie sa vision futuriste et prospective de l’aménagement d’intérieur, anticipant l’explosion démographique et le rétrécissement de l'habitat urbain des décennies à venir. Verner Panton revient ensuite à Cologne en 1970 pour la désormais légendaire exposition « Visiona 2 », avec une mise en scène organique, encore plus radicale et lysergique, qui marquera durablement les esprits.
Avant que le Français Olivier Mourgue ne conclue cette quadrilogie historique en 1971, à l’occasion de la « Visiona 3 », porté par le succès de ses créations qui viennent de faire le tour du monde à bord de la fameuse station orbitale du film 2001, l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick. Encore aujourd’hui, les expositions « Visiona » restent considérées comme exemplaires, à la fois par leur avant-gardisme, tant esthétique que technique, mais aussi par les aspirations utopiques qu’elles ont véhiculé et leur aptitude à capter, sinon à incarner et à inspirer la sensibilité d’une époque particulière.
De fait, les années 1960 ont constitué un tournant important de l’histoire de l’humanité. Durant cette décennie, la population mondiale connaît une croissance jusque-là inédite avec un milliard d’habitants supplémentaire. En 1968, la génération du baby boom vient d’arriver à l’âge adulte. Sur fond de guerre du Vietnam et de crispations géopolitiques entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, les jeunesses étudiantes du monde entier se rebellent pour remettre en question les normes sociales et revendiquer une nouvelle « liberté » d’expression.
Dans un tel contexte de crise internationale, les médias de masse et la « pop culture » font plus que jamais office d’outils de soft power au travers de médiums tels que la musique, le cinéma et la mode, mais aussi l’art contemporain et le design. Au-delà de leur inventivité spectaculaire et du génie des designers qui les conçoivent, c’est bien cette convergence de tensions, à la fois conceptuelles, politiques et philosophiques, mais aussi d’innovations technologiques, qui fait de ces quatre éditions de Visiona un moment unique dans l’histoire du design.
Plastiques synthétiques et modernité
Si certains historiens font remonter l’usage de matières plastiques à l'Égypte antique avec des colles à base de gélatine, de caséine ou d'albumine, utilisées dans la construction de meubles, l’histoire des plastiques synthétiques modernes débute au XIXe siècle. En 1839, le chimiste américain Charles Goodyear découvre, quasiment par accident, la vulcanisation du caoutchouc, un processus qui transforme ce latex naturel en une matière plus durable et élastique. Goodyear finira lui-même ruiné, malgré le succès durable de l’entreprise qui lui rendra plus tard hommage en reprenant son nom.
La première percée industrielle en matière de plastique synthétique restera l'invention du celluloïd par John Wesley Hyatt en 1869. Une découverte motivée par la promesse d’une récompense de 10 000 dollars à quiconque saurait proposer un substitut à l'ivoire afin de fabriquer de nouvelles boules de billard. Malgré un procès intenté et gagné par l’inventeur britannique Daniel Spill, le celluloïd de Hyatt obtient une autorisation de mise sur le marché pour de premières applications dans les domaines des jeux d’adresse, des implants dentaires et des touches de pianos.
En 1907, l’inventeur d’origine belge Leo Hendrik Baekeland invente la Bakélite, le premier plastique entièrement synthétique, créé à partir de phénol et de formaldéhyde : une matière durable, résistante à la chaleur et aux produits chimiques. Ce qui la rend idéale pour de nombreux objets d’usage récent à cette époque, dont les appareils électriques, de nouveaux jouets manufacturés et des ustensiles de cuisine. Autant de vertus qui font la fortune de Leo Hendrik Baekeland, alors que la Bakélite révolutionne le monde moderne en annonçant déjà l'ère du plastique à venir.
À partir de là, les découvertes et les innovations ne cessent de s’enchaîner à un rythme croissant. En 1926, l’inventeur américain Waldo Semon développe une nouvelle méthode de plastification du PVC (polychlorure de vinyle), un plastique versatile utilisé dans les tuyaux, les revêtements de sol et les vêtements. Peu de temps après, la compagnie Du Pont de Nemours introduit le Néoprène, un caoutchouc synthétique résistant à l'huile et à la chaleur. Et en 1933, l’exploitation industrielle du polystyrène démarre à grande échelle, à la fois en Allemagne et aux États-Unis.
Parallèlement à ces révolutions technologiques, on assiste à une explosion du design dans le sillage du Bauhaus de Walter Gropius, du mouvement De Stijl aux Pays-Bas et de l’Union des Artistes Modernes française (voir notre dossier sur Robert Mallet-Stevens). En 1930, la société Ericsson charge l’artiste norvégien Jean Heiberg de concevoir un nouveau téléphone en bakélite pour remplacer les appareils jusque-là construits en métal. La consommation connaît cependant un net ralentissement dans la plupart des pays développés, durant la période de la Grande Dépression qui précède un nouveau conflit mondial.
Les années 1930 voient encore l'invention du nylon par l’ingénieur chimiste Wallace Carothers chez DuPont de Nemours. On présente cette fibre synthétique comme une alternative à la soie à partir de 1938, notamment dans la fabrication de bas et de brosses à dents. Preuve de sa robustesse et sa versatilité, le nylon remplacera la soie dans les parachutes et les équipements militaires de la Seconde Guerre mondiale. Les fameux bas de nylon, chers aux fétichistes, font partie des paquetages des G.I. américains, qui les distribuent, au même titre que les chewing-gums, aux femmes européennes.
L'après-guerre se voit marqué par une recherche constante d'innovation et de modernité. Avec les années 1950, on entre dans l’âge d’or du plastique qui devient le symbole de cette nouvelle ère. Sa capacité à être moulé en formes complexes, sans en compromettre la durabilité, offre aux designers une liberté créative sans précédent. Des objets du quotidien aux meubles, il envahit tous les aspects de la vie domestique. Des designers emblématiques tels que Charles et Ray Eames en exploitent les possibilités pour créer des pièces iconiques.
C’est la grande époque du « rêve américain ». L’Europe se reconstruit sous une pluie de dollars sur fond de plan Marshall. En matière de design et de décoration, la décennie se caractérise par une longue série de révolutions stylistiques et formelles. On assiste au triomphe de l’industrialisation et de la fabrication de mobilier en série. La production industrielle du plastique autorise la mise sur le marché des produits de grande consommation à des coûts réduits, les rendant ainsi accessibles à un public plus large. Ce qui autorise la démocratisation du design, autrefois réservé à une élite.
La production massive de plastique n’en soulève pas moins des préoccupations environnementales, en raison de sa non-biodégradabilité et des pollutions qu'il génère. Dès le milieu des années 1960, le mouvement hippie s'oppose au consumérisme dominant. Cette contre-culture gagne des adeptes dans toutes les strates de nos sociétés et notamment chez les designers, directement concernés par ces problématiques, qui s’interrogent sur les bénéfices, mais aussi sur les risques que comporte l’industrialisation de nos sociétés.
Des questionnements éthiques et écologiques que l’on retrouve au coeur même des expositions Visiona. Ce qui ne manque pas de souligner, encore une fois, l’originalité de cette rencontre singulière entre un monde de créatifs en perpétuelle ébullition, les rigueurs de la chimie industrielle et la sévérité des dynamiques comptables à la manoeuvre dans le capitalisme rhénan.
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08/06/2023


